Cher confrère, (Abbé Rézina)
J’ai lu avec un très vif intérêt votre billet du mois de Janvier. Je comprends bien votre souci, et il est légitime. Permettez à un vieux prêtre d’y réagir et de vous donner son sentiment. Vous me pardonnerez mon scepticisme, mais il me paraît peu probable que le miracle de la multiplication des paroissiens à laquelle vous fîtes allusion en fût un. Votre sacristine avait probablement raison. Vous soulignez pourtant une de ces distorsions logiques, métaphysiques et mystiques que nous rencontrons en ce bas monde. La théorie de la Relativité parlait de distorsion dans l’espace-temps liée à la masse des objets célestes ; la métaphysique parle de rupture entre l’essence de l’être divin et la substance de l’être humain ; et les paroisses vivent la distorsion entre les individus et la communauté. Pris individuellement, les retards de vos paroissiens (eh oui, mettez-vous bien dans la tête qu’il s’agit de retard) sont légèrement critiquables. Un réveil défectueux, une sonnerie qu’on a arrêtée en oubliant de se lever, une préoccupation familiale qui a retardé, un lacet qui a cassé… Toutes ces choses prises individuellement sont bénignes, mais additionnées, elles ont les effets attristants que vous avez mentionnés dans votre dernier billet.
C’est cette distorsion sur laquelle j’aimerais vous entretenir. Il y a là un enjeu décisif. Nous voyons tous midi à notre porte, ce qui nous procure un beau pragmatisme, et nous oublions qu’il existe en même temps des réalités plus larges que nos individualités. L’Église, la Nation, l’Union européenne, l’amicale des joueurs de pétanque ne sont pas une simple addition d’individus… Toute communauté humaine a comme une sorte d’âme qui transcende chaque individu, et qui mérite qu’on lui sacrifie, sinon sa vie, au moins l’offrande de la ponctualité. Les obligations de régularité et de ponctualité souffrent évidemment des exceptions, mais elles sont comme le ciment qui permet précisément à des réalités collectives d’avoir une véritable consistance spirituelle et morale. La conscience de cette personnalité est pour beaucoup très floue. En témoigne l’anecdote suivante. J’ai le boucher du quartier, un mécréant comme on en fait plus, qui prend un malin plaisir à me faire remarquer qu’il y a moins de pratiquants qu’il y a 15 ans. Et moi de lui rétorquer que, malheureusement, l’Église n’est pas la seule et qu’en générale toutes les organisations collectives pâtissent de l’oubli de leur « âme ».
Je vous engage, cher confrère, dans cette voie âpre, dure, mais Ô combien nécessaire et exaltante, de réinscrire dans le cœur de vos paroissiens, l’amour de ces réalités qui nous dépassent et pourtant dans lesquelles nous sommes insérées : l’amour de notre Mère l’Église, de la Patrie, de la fraternité qui nous relie à notre prochain. Faites-leur valoir que ce serait un effort réel de carême.
Très respectueusement,
L’abbé Chamelle, Minotier-Lez-Hameaux
Des réalités qui nous dépassent