Un prophète non biblique

Date: 18 mars 2018

Je crois que 1930 fut l’année de parution du livre prophétique d’Aldous HUXLEY, « le Meilleur des Mondes ». Il décrivait l’application du système Ford (qui avait fait ses preuves dans les chaines de construction de la Ford T et consistant dans le travail à la chaine) aux réalités sociales et biologiques. Les femmes ne portent plus leurs enfants, qui mûrissent dans des utérus artificiels ; il n’y a d’ailleurs plus de parents. Les classes sociales sont pré-conditionnées chimiquement et par suggestions répétées, dès la naissance des nourrissons, pour établir une stratification sociale stable et apaisée. Le sexe sans procréation et la drogue, « le Soma », assurent la satisfaction des pulsions et des désirs. Le plaisir est là, mais pas le bonheur. Aldous HUXLEY décrit un monde loin des guerres, des enjeux dramatiques d’un monde en équilibre entre sa rédemption ou sa chute. Mêmes les hommes qui n’entrent pas dans la mécanique bien huilée de cette société sans famille, qu’on nomme « les Sauvages », sont maintenant des objets de curiosité, autour desquels on organise des voyages touristiques de masse.

Ce qu’il y a de troublant dans ce livre, ce n’est pas seulement l’inspiration qu’il donne aujourd’hui (aux vues de l’emballement des révisions des lois de bioéthique, impensables il n’y a pas 15 ans), ou l’éclairage qu’il donne sur les structures économiques et sociales, qui laminent les familles et des autres corps intermédiaires, mais aussi la confusion qu’il dénonce indirectement quand bonheur et plaisir deviennent identiques. Le plaisir est basiquement un bien, puisqu’il est donné par Dieu, mais est par nature proprement personnel. Il comporte en son essence le danger de l’égoïsme et de l’autosatisfaction. Dans le « Meilleur des Mondes », tout est orienté vers une grossière production de la satisfaction, qui est programmée dans les esprits et les inconscients. Une société dans laquelle les paroles du Christ n’auraient aucun écho, puisqu’Il situe la voie du bonheur dans le renoncement à soi-même, comme le grain qui meurt en terre pour donner du fruit.

Il arrive que des parents chrétiens me disent leur désarroi quand ils constatent que leurs enfants sont assez indifférents à la foi de l’Église. Ils pensent que c’est parce que les messes sont ennuyeuses (appréciation que je ne cautionne pas), que nos bâtiments sont vieillots (on fait avec ce qu’on a), ou que nous ne sommes pas au goût du jour (c’est ça d’avoir un trésor de famille de 2000 ans…). Je m’essaie à une quatrième hypothèse, plus fondamentale et moins confortable intellectuellement : notre atmosphère de pensée ressemble de plus en plus à celle d’Huxley, où l’homme est assimilé à un individu, une unité de production, de jouissance ou de consommation, sans transcendance, sans origine, sans racines, et elle marque nos consciences ainsi que nos imaginaires. C’est bien dans le sens et le contenu que nous mettons derrière le mot « humain » qu’il y a un véritable divorce, et je comprends alors la difficulté de ces parents, qui doivent se dresser contre un système de conditionnement qui n’est finalement pas éloigné de celui décrit par Huxley.

P. Antoine DEVIENNE