Par l’entremise de votre Serviteur, Mgr de la Chaineraie, vous m’avez confié la paroisse dont je suis le curé. Comme vos anges vous le rapportent régulièrement et comme rien n’échappe à l’acuité de votre regard, vous n’en ignorez pas les faiblesses et les richesses. Bien qu’elle pense être originale, elle a en fait toutes les caractéristiques communes des paroisses : les ampoules claquent régulièrement, le chauffage lâche aussi, deux ou trois paroissiens ont entre eux des haines irréconciliables qui me préoccupent ; la plupart d’entre eux sont agréables, parfois un peu casaniers, mais pleins de bonne volonté ; de temps en temps l’animateur de chants oublie de venir. C’est vrai que les reliques de saint Arnould attirent plus de monde lors de la fête patronale. Je suis heureux de voir de nouvelles têtes arriver, mais je manque toujours de catéchistes (ce qu’on me reproche parfois, sans que je n’y puisse rien). Bref une paroisse typique, sympathique, qui se meut à l’ombre de l’Esprit Saint et dans le vent qui s’engouffre dans les jardinets voisins.
J’ai cependant une petite demande à vous faire et qui m’arrangerait beaucoup. Je suis en effet encombré d’un miracle presque eucharistique, qui infailliblement se renouvelle tous les dimanches. Je n’ose en parler à Monseigneur, qui ne manquerait pas d’envoyer une commission d’enquête pour attester les faits. Voilà de quoi il s’agit : quand je commence la messe, je compte de mon regard expert une cinquantaine de personnes dans l’assistance. D’abord pris par la prière, je relève ensuite la tête et reconsidère l’assemblée au début de la lecture de l’Evangile. Quelle stupéfaction ! Les trous dans les rangs ont été miraculeusement comblés, et le nombre des paroissiens a autant augmenté que celui des pains que Jésus a multipliés… La sacristine, l’air goguenard, m’a dit que j’étais naïf de croire qu’il s’agissait d’un miracle, que c’était parce que les gens arrivaient en retard. « Mauvaise langue, lui répondis-je, comment pouvez-vous douter qu’il puisse s’agir de retard ? Les enfants du Bon Dieu l’aiment trop pour ne pas s’unir dans la prière dès le début de la messe. Impossible de penser qu’ils puissent le négliger ainsi qu’ils arrivent pratiquement au sermon ». La sacristine est alors repartie en soupirant et en me regardant d’un air perplexe.
Ma demande est donc celle-ci : pourriez-vous avancer le miracle de la multiplication des paroissiens et faire que leur nombre final soit déjà celui du début ? Je dois vous avouer que j’ai toujours un pincement au cœur quand je traverse ces rangs vides. Cela me ferait tant plaisir d’avancer dans une assemblée complète et déjà soudée.
Veuillez agréer, Ô Dieu Tout-puissant, mes salutations les plus respectueuses et les plus filiales.
Votre humble serviteur, l’abbé Rézina, curé
Lettre confidentielle adressée au Bon Dieu